Dans un monde où le numérique redéfinit les contours de notre quotidien, l’éducation numérique et la préparation aux compétences du futur se posent comme des enjeux cruciaux. Cet entretien explore comment l’intégration du numérique dans les parcours éducatifs façonne les professionnels de demain. Nous discutons avec Jean-Marc Monteil, des défis, des opportunités et de la vision nécessaire pour naviguer dans cette transition.

Quelles sont les étapes clés qui ont jalonné votre parcours professionnel ?

Jean-Marc Monteil : Je suis avant tout un universitaire. J’ai exercé en tant qu’enseignant et me suis dédié à la recherche en psychologie cognitive et en sciences du comportement. Mon parcours académique a débuté à Clermont-Ferrand, où j’ai notamment créé un laboratoire associé au CNRS, le Lapsco, que j’ai eu l’honneur de diriger pendant près de 15 ans.

Puis, j’ai occupé différents postes, comme professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris notamment, recteur dans plusieurs académies et Directeur Général de l’Enseignement Supérieur pendant 5 ans. Par ailleurs, j’ai été président d’université et assuré des missions nationales.

En 2015, le Premier ministre de l’époque m’a confié une mission interministérielle sur le numérique éducatif. Cette mission est renouvelée chaque année depuis.
Dans ce contexte, j’ai conduit un certain nombre d’opérations scientifiques au bénéfice de l’école, financées par les PIA et France Stratégie. Ces projets ont associé, notamment, des laboratoires à Clermont-Ferrand, en Suisse, à Marseille, à Rennes et à Grenoble, dans une démarche de laboratoires « hors les murs ».

Pourriez-vous nous éclairer sur les objectifs et les réalisations de cette mission interministérielle que vous avez dirigée ?

Jean-Marc Monteil : On m’a confié une mission visant à dresser un état des lieux du numérique dans l’éducation. J’ai entrepris un tour de France des académies pour interroger les professionnels de terrain sur l’utilisation du numérique dans leurs pratiques à l’école. 

Dans le cadre de cette mission, nous avons lancé un appel d’offres doté de 30 millions d’euros. Il était destiné aux équipes de recherche, en consortium avec la filière industrielle du numérique. L’objectif était d’examiner scientifiquement les possibilités offertes par le numérique pour l’enseignement et l’apprentissage. Cela pour ensuite qualifier certains outils et pratiques pédagogiques. La finalité était de contribuer à éclairer la politique numérique de l’éducation. 

Nous avons sélectionné 22 projets parmi 122 dans lesquels ont été formés 50 docteurs. Les résultats obtenus ont encouragé le Secrétariat Général Pour L’investissement (SGPI) à nous demander d’initier le transfert de ces résultats et de passer à l’échelle supérieure. Nous avons financé 9 laboratoires. Aujourd’hui, ils travaillent avec les professionnels de terrain pour la mise en place de dispositifs innovants. Par exemple, des logiciels d’apprentissage de la lecture et de traitement des dysfonctionnements (dyslexie, dyspraxie…) sont actuellement testés dans certaines académies, dont celle de la Guyane, particulièrement en souffrance scolaire. 

Pouvez-vous nous détailler l’autre programme de recherche « Pro-Fan » que vous avez également initié?

Parallèlement, nous avons lancé un programme de recherche. Il est axé sur l’enseignement professionnel et ses relations avec la digitalisation du monde du travail. En effet, cette digitalisation est en train de modifier les pratiques professionnelles et managériales. Les hiérarchies tendent à devenir moins verticales et ce changement demande de nouvelles compétences et comportements.

Par exemple, la capacité à résoudre des problèmes en situation collective en mobilisant l’expertise de chaque membre. C’est une approche très différente des résolutions de problèmes conduites dans les hiérarchies verticales traditionnelles. Dans ce cas, la résolution de problèmes dépend souvent du supérieur hiérarchique. 

C’est, par exemple, en créant une interdépendance positive entre les membres que nous observons des effets bénéfiques sur le climat du groupe et les capacités à coopérer. Cela en reconnaissant l’expertise de chacun comme indispensable à la résolution d’un problème. L’idée derrière ce programme était donc de tester scientifiquement ces concepts et modes d’enseignement et d’apprentissage dans le cadre de l’enseignement professionnel.

Ce programme a mobilisé 109 lycées, plus de 10 000 élèves et 1 000 professeurs. Il s’agissait d’expérimenter l’interdépendance positive en comparant différentes modalités d’enseignement et d’apprentissage (des groupes expérimentant une coopération très réglée versus des groupes pratiquant une forme de coopération spontanée, et des groupes enseignés selon les méthodes habituelles). Cette expérience visait à promouvoir des comportements potentiellement applicables dans les milieux professionnels.

Dans le contexte actuel où l’intelligence artificielle est omniprésente, rencontre-t-on des défis similaires à ceux posés par le numérique ?

Jean-Marc Monteil : Le problème fondamental des technologies nouvelles, comme l’IA, ne date pas d’aujourd’hui. Il réside dans la relation entre la machine et le comportement humain. Le risque majeur, en étant exposé aux machines et aux écrans dès le plus jeune âge, est de finir par désirer ce que les machines proposent. C’est pourquoi l’éducation demeure essentielle pour asservir la machine aux objectifs poursuivis et non l’inverse.

Aussi le numérique ne saurait s’installer dans l’éducation, et plus largement dans l’univers professionnel sous l’insistance et le contrôle des seuls grands groupes industriels du domaine. 

Pourquoi est-il essentiel de renforcer la culture scientifique aujourd’hui ?

Jean-Marc Monteil : La nécessité d’accroître la culture scientifique à tous les niveaux en France est primordiale. En effet, les politiques publiques ne sont pas suffisamment adossées à une recherche scientifique rigoureuse. Nous nous retrouvons avec des interprétations et des décisions basées sur des approches trop limitées et parfois impressionnistes.

La démarche scientifique est un travail exigeant. Je déplore que la recherche soit souvent vue comme un ensemble d’activités peu lisibles.

Au quotidien, un chercheur doit constamment lutter contre ses propres opinions. Il doit se placer dans les conditions les plus défavorables pour tester et pour soumettre son hypothèse à l’épreuve des faits. La démarche scientifique pousse donc à la modestie et de ce point de vue présente des vertus au-delà du laboratoire. 

En effet, dans notre vie quotidienne, nous avons plutôt tendance à confirmer facilement nos hypothèses plutôt qu’à les remettre en question. Aussi est-il bon de prendre conscience que seuls les faits sont juges. Ce qui à l’ère du numérique et des nouvelles technologies doit nous conduire à une culture scientifique plus approfondie et plus étendue. Une démarche essentielle, si nous voulons éviter la confusion délétère des croyances et des savoirs. C’est un enjeu de société majeur. 

Comment avoir des citoyens éclairés dans le contexte numérique actuel ?

Jean-Marc Monteil : Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de professeurs et d’enseignants bien formés. Il existe une perception répandue selon laquelle le rôle du professeur deviendrait obsolète à l’ère du numérique, car l’information est accessible d’un simple clic. 

La réalité est tout autre. Nous n’avons jamais eu autant besoin des professeurs, notamment en raison de l’obésité informationnelle à laquelle nous sommes confrontés. Si personne n’est là pour trier, hiérarchiser et contextualiser l’information, les croyances et les savoirs restent indissociables. Qui d’autre que les professeurs pourraient accomplir durablement cette tâche essentielle ? 

C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?

Jean-Marc Monteil : Ce en quoi je crois fermement, c’est que nos décisions publiques et politiques, ainsi que nos comportements collectifs, doivent être appuyés plus largement par les résultats de la recherche. Je regrette profondément que la recherche ne soit pas au premier plan de toutes nos priorités, car elle peut favoriser un jugement en l’éclairant par les faits.

Attention, je ne dis pas que les scientifiques sont au-dessus du lot. Ils sont dans la vie ordinaire soumis aux mêmes biais que leurs concitoyens. Mais seules les méthodologies attachées à la démarche scientifique sont en mesure de fournir une information avec un degré de validité acceptable pour informer les politiques publiques, les organisations, la société et les individus.

Il ne s’agit pas de se faire dicter nos comportements par la science, cela n’aurait pas de sens.  Cependant, un peu plus de culture scientifique à tous les niveaux, notamment chez les décideurs, serait de nature, après débat, à améliorer la convergence des décisions. Avec un savoir scientifique accru on peut choisir d’agir ou de ne pas agir mais en connaissance de cause.

Conférence sur les changements de comportements à l’ère numérique par Jean-Marc Monteil

Jean-Marc Monteil explore les impacts de la digitalisation sur nos comportements, l’organisation du travail, la modification des hiérarchies

Un focus particulier sera mis sur l’externalisation de la mémoire et les défis de l’économie de l’attention, questionnant notre capacité à nous éduquer et nous mouvoir dans un monde saturé d’informations. Cette conférence propose des réflexions pour appréhender les enjeux du numérique dans la vie professionnelle comme personnelle.