Rédaction à 4 mains : Pauline Rivière / Anthony Fardet

Si on s’intéresse au sujet des aliments ultra-transformés on connaît forcément Anthony Fardet. Très sollicité par les médias, il présente une approche qu’il qualifie lui-même de « révolutionnaire ».
Nous l’avons interviewé dans le cadre de notre dossier spécial Nutrition mais le sujet est beaucoup plus large. L’approche holistique qu’il prône depuis des années devient de plus en plus “tendance”.
Le terme nous interroge sur notre histoire et sur la manière dont nous faisons face à des problèmes sociétaux depuis le milieu du XIXème siècle. Entretien avec le crack de l’ultra-transformation.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous vous présenter brièvement ?

Je suis de formation ingénieur agroalimentaire de l’AgroParisTech, spécialisé en sciences des aliments et nutrition humaine. J’ai ensuite fait un doctorat à l’Université d’Aix-Marseille en nutrition humaine (plus fondamentale).
Cela fait maintenant 22 ans que je fais de la recherche à l’interface alimentation-santé. Aujourd’hui j’étudie plus particulièrement le lien entre le degré de transformation des aliments et l’impact sur leur potentiel santé selon une approche holistique.
J’ai fait notamment 13 ans de recherches expérimentales avant de me poser une question qui fut le point de départ de tout : “Pourquoi malgré la somme colossale de données que l’on a accumulé dans la recherche en nutrition depuis 1850 l’espérance de vie en bonne santé n’augmente plus et les prévalences de maladies chroniques continuent à augmenter ?”.

Je suis tombé sur plusieurs livres qui ont été une révélation. Notamment un ouvrage majeur sur le réductionnisme nutritionnel qui s’appelle “Nutritionism” de Gyorgy Scrinis. Il explique en quoi notre recherche est essentiellement réductionniste depuis 1850.
Le réductionnisme, c’est quoi : c’est une pensée qui a été, entre autres, systématisée par Renée Descartes. En résumé, pour comprendre un phénomène complexe, il fallait le décomposer en ses parties constitutives. C’est comme un puzzle dont on détache les pièces pour les étudier séparément.

Concernant la recherche en nutrition humaine, on a d’abord étudié les calories, les protéines, les lipides, les glucides, puis les vitamines, les minéraux, les antioxydants, etc. selon cette approche réductionniste, en déconstruisant l’aliment.
Rappelons que la découverte des vitamines a permis de lutter contre des déficiences qui étaient très communes à une certaine époque : l’approche réductionniste a donc contribuer à sauver des vies.

 

Réductionnisme, Holisme ? Que met-on derrière ces termes ? Intéressons nous d’abord au réductionnisme…

L’application extrême du réductionnisme a amené à ne considérer l’aliment que comme une somme de nutriments interchangeables. Cependant, ce réductionniste
extrême a eu trop tendance à oublier les liens qui unissent les nutriments au sein des matrices alimentaires. Ce qu’on appelle aussi la synergie. Le rôle des interactions est à la base de ce qu’on appelle  « l’effet matrice » qui est au cœur de mes travaux depuis 22 ans.
Le stade ultime de cette pensée réductionniste est : “si l’aliment est une somme de composés, alors on peut le déconstruire, on peut le raffiner, on peut le fractionner, on peut le cracker, on peut en isoler les ingrédients et les constituants les plus élémentaires, puis ensuite les recombiner à l’infini, notamment donnant naissance aux aliments ultra-transformés”.

Par exemple, on décompose l’aliment et on découvre un antioxydant. On se dit : « puisque cette molécule est antioxydante on va l’extraire et la remettre à forte dose dans d’autres aliments ». Mais ça ne fonctionne pas comme cela. En déconnectant l’antioxydant de sa matrice alimentaire naturelle et de sa synergie avec d’autres antioxydants, son effet bénéfique est altéré.


Aujourd’hui, le réductionnisme est devenu beaucoup trop puissant, voire parfois dogmatique, au point d’exclure toute autre forme d’approche. Ceci a comme conséquence de qualifier l’approche holistique de non scientifique. C’est oublier que la démarche réductionniste est aussi partie d’une philosophie, et que la validation scientifique holistique a plus de poids que la validation réductionniste de quelques parties d’un système complexe !

Et donc que signifie l’holisme pour vous ?

L’approche holistique ne rejette pas l’approche réductionniste mais elle dit qu’il faut la compléter par une approche plus globale qui, notamment, considère que le tout est supérieur à la somme des parties, en vertu des interactions qui relient les différentes parties du système.
La philosophie holistique est plutôt d’origine orientale alors que le réductionnisme est plutôt une approche occidentale. En effet, les spiritualités, philosophies, pensées orientales, reconnaissent plus naturellement le principe d’interdépendance des phénomènes au sein d’un système.

Vous m’avez dit qu’aujourd’hui toutes les innovations autour de l’alimentation ont une approche réductionniste. En bref, on innove mal. Pourquoi dites-vous cela et comment faudrait-il procéder ?

Selon moi, l’innovation alimentaire, aujourd’hui, ne devrait pas être incrémentale. C’est-à-dire, corriger les effets délétères d’un aliment, par exemple en le reformulant. Il faudrait plutôt développer des innovations de rupture, selon une approche plus holistique consistant à mieux « respecter » et moins dégrader les matrices alimentaires. Dit autrement : s’intéresser aux matrices (donc aux liens) plutôt qu’aux nutriments. Il nous faut repartir sur de nouvelles bases.

Par exemple, pour coller à des enjeux de santé publique, on va alléger des ultra-transformés, on va les rendre moins gras, salés, sucrés alors qu’il suffit de revenir à des vrais aliments pour perdre du poids, car ils sont notamment plus rassasiants et sources de sucres lents. Il n’y a pas besoin de trafiquer des aliments déjà pas sains à la « base ». Donc, intéressons-nous à la « base » plutôt qu’à du correctif court-termiste en restant dans la même approche réductionniste.

 

Vous dites aussi que l’aliment ultra-transformé est le symbole de la dernière transition que l’on a vécu dans les années 80 à savoir l’artificialisation de l’alimentation. Que voulez-vous dire par là ?

Tout aliment possède 4 qualités sensorielles : arômes, goût, couleur et texture. L’ultra-transformation, c’est modifier ces 4 propriétés par des moyens artificiels (additifs/ingrédients cosmétiques). Ainsi, on exacerbe, on masque, on imite, on restaure les qualités sensorielles.
On est passé après-guerre, puis massivement dans les années 80, des vrais aux faux aliments (« fake foods ») artificialisés : c’est cette dernière transition qui a été totalement sous-estimée, et qui est concomitante avec l’explosion des prévalences de maladies chroniques et la stagnation de l’espérance de vie en bonne santé.
Les industriels par peur des scandales alimentaires, dramatiques pour le business, ont tout misé sur la sécurité sanitaire au détriment de la sécurité nutritionnelle. Aujourd’hui, les aliments ultra-transformés constituent une part très importante du chiffre d’affaire des plus grandes multinationales au monde.

Pour modifier les comportements, pour les recommandations alimentaires, vous prônez l’effet poupée russe. Pouvez-vous illustrer le propos ?

On peut comparer les recommandations alimentaires à des poupées russes. Plus la recommandation est globale et holistique (la plus grande des poupées russes) plus l’impact sociétal à long terme est fort et durable, car la plus grande des poupées russes englobent les plus petites.

Par exemple, si je vous dis : “manger moins sucré”, vous n’allez pas embarquer la souffrance animale, ni les systèmes alimentaires. C’est donc une recommandation qui correspond à une petite poupée russe. En revanche, si je vous dis “limiter les ultra-transformés”, là on embarque la réduction de l’excès de sucre, sel, gras, des additifs,la perte de l’effet matrice, et on améliore dans le même temps la durabilité des systèmes alimentaires car la cible est très globale. C’est beaucoup plus vertueux.

 

L’ultra-transformation ce n’est pas qu’une question de santé humaine ?

Aujourd’hui il existe de nombreuses études (près de 35) qui font le lien entre l’augmentation du risque de maladies chroniques (comme le diabète de type 2, l’obésité, la stéatose hépatique, les maladies cardiovasculaire, ou la dépression) et de mortalité précoce et une consommation régulière/excessive d’aliments ultra-transformés. Cependant, outre la dimension « santé », les impacts pour la planète de la mise sur le marché massive de ce type d’aliments sont multiples.
Les ingrédients cosmétiques à la base des aliments ultra-transformés sont issus du cracking de peu d’aliments cultivé en monocultures intensives : majoritairement le blé, riz, maïs, pommes de terre, soja, pois, lait, œufs, viande.

On comprendra que les aliments ultra-transformés ne sont donc pas associé à la biodiversité. A partir de ces 9 aliments que l’on déconstruit on isole divers ingrédients tels que des isolats de protéines, du sirop de glucose, du sucre inverti, du dextrose, des huiles raffinées, etc… qui vont entrer dans la formulation des aliments ultra-transformés.

Le blé par exemple permet d’obtenir une quinzaine d’ingrédients. Ils sont très bon marché car ils sont produits en masse, et au final ces ingrédients cosmétiques issus du cracking permettent d’utiliser moins de “vrais aliments” et d’abaisser les coûts de fabrication. Au point qu’il est aujourd’hui plus rentable de vendre les ingrédients séparés de l’aliment que l’aliment brut de départ.

 

source : Thierry Souccar Edition

Par ailleurs, les aliments ultra-transformés menacent les traditions culinaires (durabilité culturelle) en se substituant progressivement aux aliments locaux, comme on peut l’observer dans les pays émergents ou certaines îles du Pacifique. Ultra-standardisés et surtout très peu chers, ils mettent en difficulté les petits producteurs locaux qui, pour certains, doivent abandonner leur production et viennent ensuite alimentent les bidonvilles dans les pays émergeants et en développement.

Pour limiter la consommation de ces aliments ultra-transformés, des chercheurs ont développé une nouvelle classification (Nova). Comment est née cette classification ?

Au Brésil, à la fin des années 90, on a vu une explosion de l’obésité et du diabète de type 2, même chez des jeunes de 20 ans. Trois chercheurs, Carlos Monteiro, Jean-Claude Moubarac, et Geoffrey Cannon ont observé que cette explosion était la conséquence de l’augmentation de la consommation des produits industriels ultra-transformés.
Ils ont proposé de reclasser les aliments, non pas en groupes classiques, fruits légumes, ou selon les nutriments, riches en gras, en sucre, en protéines, mais selon leur degré de transformation. NOVA est né. 

C’est une classification en 4 groupes technologiques :

  • Le 1er groupe : les aliments bruts ou peu transformés : ce sont les aliments que l’on trouve dans la nature et que l’on peut transformer par pelage, découpage, cuisson…mais sans ajout d’ingrédients.
  • Le 2ème groupe : les ingrédients culinaires peu transformés extraits de la nature et des aliments bruts : le sucre, le sel, les huiles, les épices, le beurre, la crème, tout ce qu’on ajoute à un plat pour l’améliorer sa saveur ou pour mieux le conserver
  • Le 3ème groupe : les aliments transformés qui combinent les groupes 1 et 2 : les plats préparés à la maison, les fromages traditionnels, les pains, certaines conserves industrielles, les plats des terroirs…

Pour ces chercheurs, ces trois premiers groupes représentent la base d’une alimentation saine (soulignant cependant de limiter l’ajout d’ingrédients culinaires dans le groupe 3). Donc le groupe 1 à volonté, les 2 autres groupes avec modération.

  • Le 4ème groupe : les aliments ultra-transformés contenant donc des marqueurs d’ultra-transformation pour modifier goût, couleur, arômes et texture de façon artificielle : ce sont les arômes, les texturants, les exhausteurs de goût et les colorants d’origine industrielle.

L’apparition de différentes classifications comme Yuka ou Nova est-elle un indicateur d’une évolution des mentalités ?

Faire appel à une application pour vérifier les qualités nutritionnelles d’un produit prouve qu’il y a une reprise en main de l’alimentation par le consommateur. Ce phénomène traduit indubitablement une méfiance des produits industriels, mais aussi auprès des scientifiques Les consommateurs font plus confiance à une application pour mieux manger, ce qui illustre bien qu’il y a un problème, qui ne vient pas du consommateur, mais de certains produits alimentaires mis sur le marché.

La plupart des applications smartphone utilisent des scores de composition nutritionnelle. Or, on constate que beaucoup de produits bien notés par ces applications sont ultra-transformés. La classification des aliments selon leur équilibre nutritionnel potentiel n’encourage donc pas à limiter la consommation d’aliments ultra-transformés.
Il peut même y avoir des effets pervers : par exemple, afin d’obtenir de bons scores, les industriels vont modifier ou reformuler une nouvelle fois les aliments ultra-transformés pour les rendre moins sucrés, moins gras, moins salé, mais on risque fort de rester dans l’ultra-transformation. Et on arrive à des aberrations où de vrais aliments, nobles, sont moins bien classés que des aliments ultra-transformés.

Exemple : si l’on prend un jambon traditionnel artisanal, il peut se retrouver moins bien noté qu’un jambon industriel dans lequel on peut injecter un peu d’eau en plus (saumure) pour faire baisser artificiellement la teneur sel, et qui peut contenir des sucres cachés (par exemple dextrose de maïs). Voilà à quoi peut mener l’approche réductionniste de l’aliment ; ce n’est donc pas vertueux à long terme.

 

Vous êtes allés plus loin que Nova, vous vous êtes appuyé sur l’approche Nova pour développer une autre classification en collaboration avec une startup française. Pourquoi cela ?

En 2016, le PDG de SIGA m’a contacté. Il avait vécu au Brésil et avait constaté la difficulté à trouver des aliments industriels de qualité. En rentrant en France il s’est demandé quelle solution il pourrait développer. Il recherchait quelqu’un qui travaillait sur NOVA en France et est tombé sur mes travaux, incluant l’approche holistique de ‘l’alimentation.
Nous partagions la même vision de l’alimentation. Siga est donc parti de la classification Nova et a essayé d’aller plus loin en développant un algorithme élaboré (3 ans de travail scientifique) pour caractériser finement les aliments selon leur degré de transformation. Siga propose aujourd’hui pour les consommateurs une classification en 7 groupes technologiques (plutôt que 4 pour NOVA).

SIGA1 a notamment présenté certains de ses travaux aux Journées Francophones de Nutrition en 2019.

Comparaison entre deux PLATS CUISINES évalués selon l’indice Siga Siga recherche les marqueurs d’ultra-transformation parmi la liste des ingrédients. Notre indice permet d’identifier le degré de transformation d’un produit en fonction des ingrédients qui le composent. Voici un exemple comparant deux produits de la même catégorie.

(Le score siga est hébergé par l’application ScanUp)

Si l’on fait un peu de prospective, pensez-vous que votre message soit entendu ou du moins accepté ?

Le terme holistique est aujourd’hui de plus en plus utilisé, et a repris, à juste titre, « ses lettres de noblesse ». Le réductionnisme extrême a imprégné toutes les sphères de la société : éducation, médecine, agriculture, savoir, économie. Il peut nous mener à des impasses quand il cherche à ne résoudre qu’une partie du problème sans avoir une approche globale, une vue d’ensemble.

Mais alors au final comment s’y retrouver si l’on développe autant de classifications que de point de vue ou de philosophie de l’alimentation ?

A vrai dire la règle est simple et de bon sens : pour classer les aliments, il suffit de commencer par le plus global, et aller ensuite vers des critères plus spécifique, et non l’inverse.

Dans cette optique, j’ai développé les trois règles d’or pour une alimentation saine, durable et éthique, ou régime 3V :

  1. il faut privilégier les produits « végétaux » (qui devraient représenter environ 85 % des calories quotidiennes) ;
  2. il faut privilégier les produits non ultra-transformés ce que j’appelle les « vrais aliments » (qui devraient représenter au moins 85 % des calories quotidiennes) 
  3. il faut manger « varié », et si possible, bio local et de saison.

Cela peut paraître élémentaire, mais bien manger pour soi et la planète est aussi simple que cela. En suivant ces trois principes alimentaires très simples, nos besoins nutritionnels sont couverts sans devoir sortir une calculatrice pour additionner les calories.

Quelque chose à ajouter ?

La finalité de mon travail de chercheur, c’est de parvenir à trouver des lois, ou du moins des principes, qui permettent de vivre longtemps, mais surtout longtemps en bonne santé, et qui régissent les liens entre la transformation des aliments et l’impact sur leur potentiel santé.
La question ultime n’est donc pas la transformation en tant que telle mais plutôt : « Quel degré de transformation est acceptable pour la santé ? ». Il semble, au vu des résultats scientifiques, que la déconstruction abusive des matrices alimentaires soit le degré de transformation qui ne soit plus acceptable pour la santé…

En savoir plus : http://www.anthonyfardet.com