Delphine Martinot est membre du laboratoire de psychologie sociale et cognitive LAPSCO du CNRS. Depuis plus de 20 ans elle travaille sur le sujet de l’estime de soi.
De grands mouvements sociétaux voient le jour un peu partout dans monde, transcendant les frontières. Nous avons l’impression que les choses bougent, mais est-ce vraiment le cas. Elle partage avec nous son expertise sur ces tendances qui bousculent les structures sociales.

Avant de parler égalité femme-homme et sciences sociales au sein du LAPSCO, Delphine Martinot, est-ce que vous pouvez nous parler de votre parcours ?

Delphine Martinot : Je suis originaire d’Aubusson. Je suis restée en Creuse, jusqu’en terminale où j’ai passé un bac scientifique, option Maths. J’avais déjà un certain attrait pour des études en sciences humaines. La psychologie m’intéressait, même si finalement, j’avais une vision un peu réductrice de cette discipline. J’imaginais une personne qui s’allonge sur le canapé, un professionnel qui l’écoute et qui va l’aider à trouver des solutions à son problème.

En arrivant à Clermont-Ferrand pour suivre un cursus en psychologie, j’ai découvert la psychologie sociale. Je ne savais pas que ça existait. J’ai eu un coup de foudre dès la première année et ça ne s’est jamais démenti.

J’ai intégré le LAPSCO, le LAboratoire de Psychologie Sociale et COgnitive à Clermont-Ferrand et j’ai poursuivi avec une thèse. J’étudiais les élèves en réussite et en échec et comment leur niveau scolaire pouvait influencer leur concept de soi en mémoire.

Je me suis retrouvée avec des résultats qui ne s’expliquaient pas d’un point de vue cognitif. Les élèves en échec scolaire avaient beaucoup plus de connaissances de soi de réussite, c’est-à-dire qu’ils se décrivaient de manière positive. Logiquement, si vous êtes en échec, vous développez des connaissances d’échecs.
Je me suis rendue compte qu’une vision purement cognitive du fonctionnement du concept de soi n’était pas satisfaisante. Il faut  prendre en compte les motivations de l’individu, comme la motivation à protéger son estime de soi. C’est à partir de ce moment-là que je me suis intéressée à l’estime de soi…

À quel moment le sujet de l’égalité femme-homme est apparu dans vos travaux ?

En 1999, mes recherches m’ont amenée à me questionner sur l’estime de soi des femmes et des hommes. Je me suis demandée quel était l’impact sur l’estime de soi d’appartenir à un groupe dominé (comme les femmes) ou à un groupe dominant (comme les hommes).

Je me suis ainsi intéressée au statut hiérarchique associé au fait d’être une femme ou un homme. Comment protéger l’estime de soi en fonction du statut ? En simplifié, est-ce que ça change quelque chose pour la femme d’être dans un statut de dominé.

Les membres d’un groupe hiérarchiquement dominé s’appuient davantage sur leur groupe pour protéger leur estime de soi. A l’inverse, les membres d’un groupe dominant, plus sûrs de leur force personnelle, ont des stratégies plus individualistes. 

Ce que cela change au quotidien d’appartenir à un groupe dominé comme celui des femmes, ce sont les multiples barrières à franchir. Je peux illustrer par mon propre vécu. En début de carrière, lorsque je prenais la parole en tant que jeune chercheuse femme, mes collègues s’intéressaient peu à ce que je disais. Lorsqu’un de mes collègues homme reprenait une de mes idées, là, on considérait que le sujet était intéressant. Je trouvais cela vraiment injuste et c’est ce qui m’a poussé à m’intéresser à cette asymétrie de statut entre les femmes et les hommes dans la société.

Est-ce que vous pouvez nous faire une présentation du “LAPSCO pour les nuls” ?

Le LAPSCO est composé de presque 100 personnes, enseignants-chercheurs, chercheurs, personnel technique, doctorants et post-doctorants. C’est un laboratoire qui fonctionne avec trois équipes. Chaque équipe travaille sur des thématiques différentes privilégiées bien que l’on ait toutes et tous un socle commun : le social et le cognitif. On s’intéresse à la façon dont le contexte social va influencer notre fonctionnement cognitif.

Delphine Martinot, vous travaillez maintenant plus spécifiquement sur la socialisation des collégiens, lycéens et étudiants et les stéréotypes de genre. Quels sont les principaux constats ?

Delphine Martinot : Le problème que l’on retrouve le plus souvent chez les filles et les femmes est le manque de confiance en soi. Elles s’autocensurent. Elles ne s’autorisent pas à aller vers des carrières prestigieuses ou à prendre des responsabilités autant que les hommes. Ce manque de confiance en soi provient des stéréotypes de genre qui interviennent très tôt dans la socialisation des enfants.

Prenons l’exemple de la réussite scolaire des filles. On a tendance à la dévaloriser. Les gens en général pensent que si une fille réussit, c’est parce que l’école est une institution plutôt “féminine”. Les filles auraient les caractéristiques attendues par l’école de la bonne élève. Elles obéissent, elles se conforment aux règles scolaires, elles sont respectueuses.
La réussite des garçons est davantage expliquée par leur confiance en soi. Ils seraient plus dans l’action et dans le leadership. Ces caractéristiques différentes que nous utilisons pour qualifier la réussite scolaire d’une fille ou d’un garçon proviennent des stéréotypes de genre sur la réussite scolaire.

Dans le monde professionnel, les recruteurs s’appuient sur les mêmes stéréotypes. On va considérer qu’un homme a un meilleur profil pour un poste avec des responsabilités. Ainsi, à réussite égale, on constate une nette différence de traitement entre les femmes et les hommes. 

Pourtant certaines femmes réussissent dans des domaines dits “masculins”…

Oui, mais elles sont minoritaires et elles vont en subir des conséquences psychologiques. Par exemple, quand les femmes accèdent à des postes à responsabilité, elles se sentent souvent illégitimes, et souffrent du syndrôme de l’imposteur. Cela s’explique en grande partie par les stéréotypes de genre qui sont intériorisés dès le plus jeune âge. 

Par ailleurs, si certaines femmes adoptent des caractéristiques masculines, notamment lorsqu’elles occupent des postes à responsabilité, c’est également à double tranchant pour elles. On va leur reprocher leur manque de féminité. Ces femmes seront considérées comme froides et autoritaires, alors que l’on va trouver que ces mêmes caractéristiques sont un signe de leadership chez les hommes. 

Face à ce constat, que peut-on faire pour ne pas reproduire les mêmes biais auprès des générations futures ?

Delphine Martinot : Même si mon travail de chercheuse est de faire de la recherche fondamentale, j’essaie d’avoir aussi une réflexion appliquée et contextuelle. Par exemple, j’ai beaucoup travaillé sur le rôle des personnes modèles pour permettre aux filles de se sentir plus compétentes en maths. 

J’anime aussi régulièrement des formations auprès d’enseignants sur ces mêmes sujets afin de leur donner des pistes pour agir en classe. Mais ne nous leurrons pas, ce sont souvent des pansements sur une jambe de bois. 

Le problème est beaucoup plus profond. C’est un fonctionnement sociétal, on ne peut que faire des aménagements.

Vous semblez pessimiste quant à notre capacité à rendre l’école et la société plus égalitaires.

La période actuelle donne un peu d’espoir à travers le mouvement MeToo notamment. Il y a des actions dans les entreprises, dans les services publics pour essayer de tendre vers une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. Cela fait des années que c’est un sujet de préoccupation, pourtant il y a toujours une asymétrie de salaires, de promotions, etc. C’est d’une lenteur extrême.

Par ailleurs, on le constate partout dans le monde, dès que la cause des femmes avance un peu, immédiatement des forces conservatrices et réactionnaires vont s’opposer. Regardez ce qu’il s’est passé aux Etats-Unis, on a eu MeToo et après Trump, le recul sur le droit à l’avortement. 

À chaque fois qu’un groupe de “dominés” se rebelle, il y a un effet boomerang. La société tolère jusqu’à un certain niveau les mouvements sociétaux. Quand ils bousculent trop la structure sociale, des mouvements d’opposition  vont tenter de les freiner. 

Pourtant, en France, les sujets d’égalité font la une de l’actualité. Tout un nouvel univers lexical apparaît. Qu’en pensez-vous ?

Delphine Martinot : Je ne suis pas persuadée que l’on va continuer sur cet axe de progression. Pourtant, on voit que les choses évoluent notamment chez les jeunes. Ils sont beaucoup plus sensibles à ces sujets. A l’époque, à leur âge, j’aurais pu rire d’une blague sexiste. Aujourd’hui, ils ont une exigence plus forte. 

Si on veut vraiment changer la socialisation dès le plus jeune âge, il faudrait par exemple (à l’approche de Noël) proposer des poupées et des garages aussi bien aux filles qu’aux garçons. Il faudrait aussi arrêter avec les contes de fées qui donnent la vision que c’est à l’homme de protéger la femme. 

Par ailleurs, je suis stupéfaite de la manière dont on parle du soi-disant wokisme jusqu’au sommet de l’Etat. Je ne vois pas comment on peut trouver négative l’idée de proposer des solutions pour socialiser de manière moins genrée et asymétrique. Il faut que les valeurs que l’on inculque aux filles et aux garçons ne soient pas des valeurs handicapantes pour les premières et facilitatrices pour les seconds. Elles doivent être autant facilitatrices pour les deux sexes.

Est-ce que vous organisez des rencontres grand public avec le LAPSCO sur ces sujets-là ?

Je fais partie du comité Egalité au sein de l’UCA, nous avons organisé le 7 décembre une conférence ouverte à tous·tes sur le langage inclusif.
Il y a quelques années, j’ai travaillé sur la féminisation des métiers auprès d’élèves de collège et de lycée. Lorsque l’on féminise le nom d’un métier, on augmente le niveau de confiance en soi des filles dans leur capacité à faire ce métier.
Et, parallèlement, on augmente également le niveau de confiance en soi chez les garçons, même si c’est pour de mauvaises raisons. Les garçons se disent, si une femme peut le faire, c’est que ça doit être facile. Ce n’est pas une raison réjouissante. Comme la féminisation des métiers a un impact positif sur les deux sexes, on essaie de jouer cette carte pour dire qu’il faut féminiser systématiquement les métiers.

Le 7 décembre, un chercheur suisse, Pascal Gygax, est venu présenter ses travaux de recherche sur le langage inclusif. Au sein du comité Egalité et avec le soutien du Président de l’UCA,  nous souhaitons favoriser l’utilisation de ce langage dans les documents officiels de l’UCA.

C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?

Je vous le disais précédemment. Au début de ma carrière, j’étais frustrée en tant que jeune maîtresse de conférence. Ensuite, je suis devenue “Professeure des Universités”. Il y a moins de 20 % de femmes “Professeure des Universités”.
Dans une société qui marche au statut, être professeure des universités  permet de compenser un peu le handicap de base qui est d’être une femme. Pourtant, encore aujourd’hui, le monde de la recherche accordera plus de crédit à un jeune chercheur qu’à une jeune chercheuse. Une femme chercheuse devra démontrer sa valeur pour qu’on lui accorde le même crédit…

Dans la tête de Delphine Martinot

Ta définition de l’innovation : aller vers une société plus égalitaire entre les femmes et les hommes

Une belle idée de start-up : un organisme de conseil sur la parité piloté par des psychologues sociaux

La start-up qui monte : Les Ateliers d’Aubusson

Où est-ce que tu vas à la pêche à l’info : dans les revues scientifiques

Une recommandation pour s’instruire (livre, podcast, magazine, série) : le livre de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel paru en 2021: “Le cerveau pense-t-il au masculin ? cerveau, langage et représentations sexistes. Edition Le Robert

Une recommandation pour rire (livre, podcast, magazine, série) : la série “l’amour flou”

Une femme qui t’inspire/experte : l’historienne Michelle Perrot

L’Auvergnat.e d’ici ou d’ailleurs avec qui tu aimerais bien boire un coup : Augustin Trapenard