Dans cet entretien, Juliette Gatto partage son parcours marqué par son engagement dans les prisons en Auvergne. Elle discute de l’importance d’offrir aux personnes incarcérées des outils de réflexion, notamment à travers la psychologie sociale, pour les aider à analyser leur situation et les cycles de reproduction sociale. Elle explique que l’éducation et la connaissance peuvent aider ces individus à mieux comprendre leurs réalités complexes. 

Pourriez-vous retracer pour nous les grandes lignes de votre carrière ? Comment en êtes-vous arrivée à intervenir en psychologie sociale en milieu carcéral en Auvergne ?

Juliette Gatto : Bien sûr. Mon intérêt pour le milieu carcéral ne découle pas d’un événement précis, mais plutôt d’un contexte de vie. J’ai grandi dans une commune de la banlieue de Clermont-Ferrand, marquée par une certaine précarité socio-économique. Dès mon plus jeune âge, j’ai été témoin de la réalité de la prison. Ce n’était pas une prison de haute sécurité, mais plutôt un lieu de va-et-vient constant, où les gens entraient et sortaient régulièrement. Cette proximité avec l’univers carcéral s’est inscrite dans ma socialisation sans que je ne m’en rende vraiment compte à l’époque.

Ma rencontre avec l’université s’est faite de manière assez inattendue : je travaillais  comme agent d’entretien à la faculté de médecine et à la bibliothèque Gergovia. C’est cet accès aux livres et à un environnement académique qui a éveillé ma curiosité et m’a poussée à m’inscrire en psychologie. 
L’université m’a offert une nouvelle forme de liberté, et dès la première année, j’ai été séduite par les cours de psychologie sociale.

Pourriez-vous expliquer en quoi consiste la psychologie sociale ?

Juliette Gatto : Elle explore comment notre fonctionnement psychologique est intimement lié à nos rencontres et nos expériences de vie. La psychologie sociale met en lumière un paradoxe majeur. Tout en prenant conscience des inégalités sociales, nous observons également la tendance à reproduire ces mêmes inégalités. Une fois assimilée, elle permet de prendre conscience que nous ne sommes pas prisonniers d’une seule vie. En effet, nous avons la capacité d’en vivre plusieurs.

Introduire des aides et des services sociaux basés sur certains critères peut parfois limiter les individus. Cela les enferme dans des rôles définis par leur passé. Se baser sur des actions passées pour juger les individus peut restreindre leur capacité à changer et à évoluer. Le raisonnement « J’ai fait ça, donc je suis comme ça. Je viens de là, et je vais y rester. » est un piège. Si on ne parvient pas à ouvrir cette fenêtre dans l’esprit des gens, aucun projet de vie n’est véritablement réalisable.

La prison est un sujet fréquemment évoqué, mais sa réalité reste méconnue du grand public. Comment avez-vous abordé votre première expérience de psychologie sociale dans cet environnement ?

Juliette Gatto : Travailler en prison, c’est un peu comme entrer dans un autre pays dont on ne connaît ni les codes ni le langage. Une acculturation doit se mettre en place, surtout avec les personnes incarcérées purgeant de longues peines. Elles se trouvent les plus souvent complètement déconnectés de la société civile. 

Lorsque j’ai commencé à travailler avec des personnes incarcérées de longue peine, j’ai réalisé l’ampleur du fossé qui les séparait du monde extérieur. Une documentaliste m’a même accueillie en me disant : « Bienvenue au bout du monde. » J’ai été confrontée à des réalités choquantes, comme des maladies presque éradiquées dans la société libre, des extractions dentaires brutales, la tuberculose, des déformations de la rétine à cause du manque de perspective dû à l’enfermement.

Il est réducteur et erroné de comparer la prison à un « Club Med » simplement parce que les personnes incarcérées disposent d’une télévision. Ce genre de réflexion souligne un manque de compréhension profond de la réalité carcérale. Je partage l’avis selon lequel, bien que la société puisse être contre la peine de mort, elle pratique une forme de mort sociale envers les personnes incarcérées. 

La prison, telle qu’elle est actuellement conçue, ne favorise pas la réflexion sur leurs actes. Elle les plonge dans une lutte constante pour la survie, les éloignant de toute possibilité de réhabilitation véritable.

Avez-vous rencontré des défis particuliers en dispensant des cours de psychologie sociale en prison, un milieu très éloigné de votre environnement professionnel habituel ?

Juliette Gatto :  À l’extérieur, lorsqu’on cherche des réponses à nos questions, nous avons accès aux livres, à internet, à différentes ressources. En prison, les personnes incarcérées n’ont pas cette possibilité.
Pendant les cours de psychologie sociale nous abordons des sujets très variés : le sommeil, la mémoire, l’intelligence, le rôle de père ou de mère, la mixité sociale et ethnique. Dans le milieu carcéral, ces thèmes sont fortement mis à l’épreuve.

Pour aborder la question de la reproduction sociale, nous examinons principalement comment les individus internalisent leurs propres étiquettes négatives, contribuant ainsi à perpétuer le cycle des inégalités sociales. Ce cercle se referme lorsque celui qui se trouve en bas de l’échelle sociale considère qu’il est à sa place, acceptant ainsi une forme de déterminisme social.

D’un point de vue théorique, nous soulignons une erreur courante dans nos sociétés occidentales, connue sous le nom d’erreur fondamentale d’attribution. Les gens ont tendance à mal interpréter les raisons de leur succès ou de leurs échecs. Souvent, ceux qui ont réussi pensent que c’est uniquement grâce à leurs efforts, sans considérer l’aide de leur entourage. À l’inverse, ceux qui rencontrent des difficultés croient parfois à tort qu’ils sont seuls responsables de leur situation.

Vous avez arrêté d’enseigner en prison. En quoi consiste vos travaux de recherche désormais ?

Juliette Gatto : Je me consacre désormais à l’écriture de portraits de personnes en grande précarité qui ont connu une progression sociale remarquable. 

Je passe beaucoup de temps dans la rue. C’est une approche nouvelle pour moi. Il existe très peu d’études réalisées sur ces personnes, du moins pas avec leur collaboration. Dans notre société, ces individus sont souvent invisibles. En effet, ils ne correspondent pas aux normes établies et ne sont pas considérés comme ayant réussi socialement. Pourtant, en examinant leur parcours de vie, on découvre des résistances quotidiennes remarquables. J’ai rencontré des personnes qui, malgré des conditions extrêmes, ne succombent ni à l’addiction ni au vol. Je m’intéresse à la manière dont ces personnes parviennent à renverser les déterminismes sociaux.

La conduite de travaux de recherche en sciences sociales, notamment sur des sujets sensibles comme les populations marginalisées en grande précarité, requiert une approche méthodologique adaptée et patiente. Nous utilisons des entretiens semi-dirigés et des questionnaires, mais ces outils doivent être complètement adaptés aux spécificités de ces populations. Cette démarche amène une dimension humaine très forte à mon travail de recherche.

Mon but est d’écrire ces histoires et d’identifier les facteurs clés de leur résilience pour les transmettre aux services d’accueil et d’aide. Cela inclut de comprendre ce qui, dans leur discours, peut faciliter leur accueil, leur parcours de réinsertion ou de stabilisation sociale.

C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?

Je crois fermement que la psychologie a toute sa place dans les milieux fermés. Les individus incarcérés sont capables de s’approprier ces connaissances ; on devrait leur faire suffisamment confiance pour qu’ils puissent trouver en eux certaines réponses. Il est essentiel de les nourrir intellectuellement, et cela justifierait pleinement le développement de ce type de cours en détention. 

En effet, je comprends qu’il soit nécessaire d’exclure temporairement des personnes qui sont une menace pour la société. Néanmoins, cette exclusion devrait avoir pour but de permettre de se questionner sur ces actes, sur ses conséquences sur soi et sur les autres. Ceci est impossible si l’on est submergé par l’anxiété, par les problèmes et les préoccupations quotidiennes.

Il y a une réelle recherche de sens de la part des personnes incarcérées. J’ai des élèves qui cherchent un rapport au sacré, car leur vie leur semble dénuée de sens. Pour ceux qui cherchent une alternative laïque à l’aumônerie, l’apport de savoirs scientifiques, non religieux, pourrait être extrêmement bénéfique.

Cependant, pour y arriver certains freins ont besoin d’être levés. D’une part, la psychologie peut être mal accueillie par les personnes incarcérées. En effet, elle est perçue comme une des raisons les ayant condamnés. Par ailleurs, j’ai rencontré des personnels investis et riches d’humanité réellement soucieux d’accompagner ce changement. Néanmoins, elles ont besoin de soutien institutionnel pour s’inscrire dans un cadre pérenne et adapté.