Pour répondre à des situations inédites, il faut chercher des solutions innovantes. Pierre Mathieu est le Directeur de l’Institut Lettres, Langues, Sciences Humaines et Sociales à l’Université Clermont-Auvergne. Ses travaux de recherche se concentrent sur l’innovation pour un management durable.

Pierre Mathieu, expliquez-nous comment vous en êtes venu à vous spécialiser sur les sujets de management durable…

Je suis enseignant-chercheur à l’UCA. Dans les années 90, j’ai fait ma thèse à Rhône-Poulenc Chimie sur une politique RH : les préretraites progressives. À cette époque, dans les grandes entreprises industrielles, c’était un mouvement assez vaste. Il visait à faire partir les seniors un peu plus tôt pour pouvoir embaucher des jeunes.

C’est ce qui explique mon champ d’intérêt et de recherche sur la gestion des ressources humaines, sur l’évolution des modes d’organisation du travail et le fonctionnement collectif. Aujourd’hui, je suis également responsable de l’axe Alter Management Potentiel Humain Innovation, AMPHI au Clerma…

Nous adoptons une posture “non-mainstream” par rapport à la Gestion des Ressources Humaines classique.

Le nom de cet axe « Alter Management Potentiel Humain Innovation » intrigue et interpelle, qu’est ce que l’on met derrière la notion d’alter management ?

Alter management, signifie « autre management ». Nous adoptons une posture “non-mainstream” par rapport à la Gestion des Ressources Humaines classique. Nous approchons les problématiques RH non pas par le prisme des outils et des procédures, mais des situations.

D’ailleurs, ce dernier terme, c’est un peu le mot-clé de notre démarche.  On ne regarde pas comment les choses devraient se passer, mais comment elles se passent dans le quotidien des personnes qui les vivent.

Est-ce que vous pouvez nous donner un exemple concret  ?

Oui. Par exemple, le télétravail. Quand une entreprise dit “on va développer le télétravail”, elle sait qu’elle va devoir négocier un accord en mettant tout le monde autour de la table. Ce n’est pas parce que l’accord va être signé que vous allez avoir réglé la question. On pense qu’en prenant le temps on peut tout prévoir et anticiper toutes les situations. Pourtant, ce n’est pas ce qui arrive dans la réalité. 

Même s’il y a un cadre et des règles, vous allez devoir faire face à une multitude de situations imprévues. Notre objectif est de comprendre comment les différents acteurs font face à ces situations.

Quelle est la méthodologie que vous développez avec l’alter management ?

Nous réalisons des enquêtes. Des multitudes d’enquêtes à tous les niveaux hiérarchiques. C’est une entrée par la vie réelle. C’est ce que l’on appelle le pragmatisme à l’américaine. Depuis quelques années, nous l’utilisons dans le champ des sciences de gestion.

Notre dossier interroge la valeur du travail. Si on reprend votre méthodologie d’enquête et que vous deviez traiter ce sujet, comment vous y prendriez-vous ?

Si l’on considère que la “valeur” est une construction symbolique, elle est donc très dépendante de la situation que peut vivre la personne à un instant T. La valeur que l’individu va accorder à une proposition d’emploi est le résultat de sa propre enquête. Si l’on veut pouvoir proposer une analyse fine, il nous faut décrypter quelle enquête interne l’individu a effectuée pour accepter ou refuser un poste.

Prenons l’exemple d’un serveur, métier en tension. En fonction de sa situation familiale, il devra en parler à son ou sa conjointe. Il va sûrement prendre en considération le prix de l’essence, celui des transports en commun. Il accordera de l’importance ou non au prestige de l’établissement. C’est ce qui fera qu’il accepte ou non la proposition d’emploi. Les constructions des réponses varient immanquablement d’une personne à l’autre.

Pourtant, on entend de nombreux chefs d’entreprise dans différents secteurs d’activités, arriver au même constat : “les gens ne veulent plus travailler”…

Aujourd’hui, nous avons 7 % de chômage. Dans une conjoncture plus défavorable, c’est la peur du chômage qui fait rester un salarié dans un emploi, cela ne signifie pas qu’il ait une vie professionnelle épanouie. Cela ne veut pas dire qu’il ne rêve pas de quitter son emploi.

Pendant des décennies, le marché du travail a été très confortable pour les employeurs dans de nombreux métiers.

Vous dites que les raisons d’accepter ou de refuser un emploi peuvent être très variées, faut-il proposer des offres d’emplois avec des options “à la carte” ?

Si l’on choisit de rentrer par l’approche de l’alter management, c’est-à-dire de comprendre les problématiques individuelles, on introduit forcément une dimension de sur-mesure.

Dans une organisation, les premières réactions face à ce terme vont être de l’ordre “nous n’avons ni le temps, ni les moyens de prendre en considération toutes les problématiques individuelles”. Pour autant, le “sur-mesure” ne doit pas être pris littéralement. Tout ne doit pas être “sur mesure”. Ça peut être un point spécifique qui va nécessiter de proposer plusieurs options aux salariés. 

Votre approche “alter management” est assez différente de l’approche classique de GRH. Vous enseignez à l’UCA, que dites-vous à vos étudiants pour les préparer à la réalité du monde du travail dans lequel ils vont évoluer ?

J’explique à mes étudiants que je suis convaincu que les situations de travail en entreprise sont un enjeu majeur. Le pilotage des femmes et des hommes dans l’entreprise ne peut plus se faire comme il y a 30 ans. D’ailleurs, on ne peut pas non plus faire comme il y a 5 ans. La pandémie a bouleversé non seulement l’organisation du travail mais également, plus profondément, le sens du travail..

Pendant des décennies, le marché du travail a été très confortable pour les employeurs dans de nombreux métiers. Il y avait l’embarras du choix et les process de recrutement étaient en cohérence avec ce contexte favorable à l’entreprise. 

La difficulté du moment est de se confronter à un monde très différent. La première réponse est la revalorisation salariale. Elle est nécessaire dans certaines branches, mais on voit bien que ce n’est pas suffisant pour inverser la tendance ni pour régler toutes les situations. C’est une réponse très mainstream. Il faut aller bien plus loin dans l’analyse.

Est-ce que les entreprises ou certains secteurs d’activité sont prêts à lever le voile sur la vie de leurs salariés, de faire connaître les conditions de travail vécues par ces derniers ? C’est un risque non ?

En effet, il faut une vraie volonté de l’entreprise et des dirigeants. Il faut accepter d’introduire un “poil à gratter” dans l’organisation. Lorsque nous intervenons dans une entreprise, il faut que cette dernière accepte d’être challengée et qu’elle fasse preuve de transparence.

Ces questions sont plus faciles à mettre en œuvre sur un petit collectif. Elles restent compliquées quand il s’agit de changer d’échelle. Cela prend du temps mais, si la volonté est là, on peut réellement faire évoluer la gestion des ressources humaines pour mieux coller à la réalité.

Quels sont les enjeux pour le Clerma dans le futur ?

Je vois deux chantiers majeurs. Tout d’abord, celui de la digitalisation des métiers et des organisations. Par exemple, à l’UCA, nous travaillons sur l’usine du futur. On se questionne sur les métiers de demain avec le développement de l’industrie ultra-connectée.

Autre exemple, le télétravail. Les outils technologiques ont permis son développement. Pour autant, cette distance entraîne de nouvelles interrogations. Le salarié en télétravail n’est plus confronté aux mêmes problématiques du quotidien. Il est donc nécessaire de comprendre cette “nouvelle vie réelle” pour pouvoir apporter des solutions pertinentes. 

L’autre chantier tourne autour de la question du contrôle et de la hiérarchie qui traverse les organisations. Si on donne plus d’autonomie aux salariés dans l’organisation de leur temps de travail, que devient le manager ? Comment peut-il continuer à faire son travail dans une équipe “virtuelle”, éclatée géographiquement ou avec des horaires de travail en décalé ? 

Comment peut-on faire respecter les règles collectives établies par l’entreprise et encadrer les collaborateurs ? On a pu voir pendant la pandémie que certains managers ont choisi le reporting à outrance, ou ont demandé de laisser la caméra allumée pendant les réunions. C’est contre-productif et ce n’est pas à la hauteur des enjeux. Cela donne l’impression au salarié que le manager n’a pas confiance en lui. En réponse, le salarié peut mettre en place des stratégies d’évitement ou alors se contenter de faire le strict minimum. Il faut être plus innovant et c’est tout l’enjeu de nos travaux de recherche.