Jean Pinard est né à Besançon, kayakiste et géographe (et bucheron aussi je crois) il a fait ses armes touristiques sur une base nautique en Gironde puis il a posé ses valises, dans le Puy de Dôme d’abord, pour diriger le comité départemental du tourisme à l’époque où Pierre Joël Bonté était président du Département. PJ Bonté qu’il a suivi dans ses nouvelles fonctions de président de Région en prenant la direction du comité régional du tourisme d’Auvergne. Pendant 8 années, il a secoué les organisations, expérimenté, fait bouger les lignes de l’image de l’Auvergne, lancé Auvergne Nouveau Monde… Après quelques années en tant que consultant, il est revenu au coeur de l’institution régionale, côté Occitanie cette fois.

Jean Pinard est de ces personnages clivants. Admiré ou détesté, rarement entre les deux.

Ceux qui l’aiment lui attribuent un esprit visionnaire. Les autres détestent ses coups de pied dans la fourmilière, sa manière d’imposer ses points de vue, ses 1000 idées à la minute… Ce qui est certain, c’est qu’il est atypique dans le milieu institutionnel et qu’il a une haute opinion de ce que pourrait être le tourisme et l’action publique.

Dans sa tribune, il s’agace de l’argument de emplois non délocalisables pour sauver l’économie touristique : l’emploi peut être, mais les clientèles le sont, donc les emplois aussi, par ricochet. Il revient aussi sur l’utilité sociale, avant d’être économique, du tourisme, dans son rôle de cohésion sociale…

Nous partageons sa tribune, parce qu’elle contribue bien, de notre point de vue, à poser le débat. A vous d’en juger.

« Inventer ce qui n’est pas encore » par Jean Pinard

L’histoire retiendra que c’est au moment où les acteurs du tourisme institutionnel se sont entendus pour se regrouper dans une seule et même fédération, que le tourisme s’est éteint.

L’histoire retiendra aussi, le nom choisi pour engager tous ces acteurs ensemble (ADN), un nom qui raisonne comme un rappel de ce que le tourisme n’aurait jamais dû devenir, comme un signe prémonitoire d’une crise annoncée. Du « grand tour » à la faillite de Thomas Cook, du voyage né du commerce, de l’élan de la foi et de la curiosité aux plus grandes migrations que l’humanité ait connues, ce qui n’était porté que par un goût de l’exotisme est devenu une « industrie lourde » dont on mesure la prégnance dans l’économie mondiale à son poids dans le PIB.

Je n’ai jamais fait partie de ceux qui dans les innombrables causeries parisiennes se rangeaient à l’idée que s’il fallait soutenir le tourisme et renforcer l’attractivité de la France, c’était avant tout « pour mieux équilibrer la balance des paiements de la France ». Ainsi donc, il fallait donner une utilité économique au tourisme, et là encore de citer les poncifs entendus à chaque rapport parlementaire « oui mais le tourisme c’est une activité qui ne se délocalise pas, le tourisme c’est de l’emploi… »…

Waouh, que d’ambition ! Je n’ai jamais entendu les mêmes propos au sujet de l’utilité économique de l’agriculture qui dépasse pourtant souvent celle du tourisme : on cultive la terre pour nourrir les hommes et ça crée des emplois.

Et si on faisait du tourisme pour reposer les hommes, parce que des hommes reposés cultiveront mieux la terre et… se nourriront mieux.

Comment est-on passé de la «vacance » au tourisme ?

Comment est-on passé de la «vacance » au tourisme, sans passer par l’idée qu’avant de palabrer sur l’utilité économique du tourisme et de la mesure de son poids dans le PIB, on aurait mieux fait de parler de son utilité sociale et de sa contribution au mieux-être de la société ?

Je me suis toujours offusqué d’entendre des voyageurs me dire « oh cette année on a FAIT les Seychelles et l’année prochaine on FERA le Cap Nord. Les mêmes qui afficheront dans leur salon la carte vendue par Nature et Découvertes sur laquelle on gratte les pays « qu’on a fait ».

La croissance mondiale du tourisme était donc calculée sur l’insatiable idée de « faire » des pays comme on se fait des restos ou une manucure. Quand j’écris ça je pense à mon ami JP Gold qui nous a initiés  aux principes de l’économie expérientielle, et je me dis que nous aurions intérêts à tous FAIRE quelques cours du soir pour se rappeler que les principes de l’expérience sont assez éloignés de la frénésie de selfies dont l’objectif est de prouver en direct au monde entier « qu’on a bien FAIT le Cap Nord ».

Mesurer l’attractivité aux kms parcourus ?

Il aura donc fallu qu’un pangolin se fasse manger dans un coin du monde et qu’une crise mondiale éclate, pour se rendre compte de la fragilité d’un modèle qui voulait qu’on mesure l’attractivité d’une destination au nombre de kilomètres parcourus par celles et ceux qui venaient la visiter. Et de me souvenir lors d’une mission passée, des propos d’un élu en charge du tourisme qui contestait ma « vision simpliste » du développement de sa destination, quand je lui disais qu’il fallait faire plus d’efforts envers les populations locales, et qui me répondait « vous avez peut-être raison mais moi je veux développer des clientèles asiatiques parce que … ça se voit ». Sic !

Je dois reconnaître que de ce point de vu il n’avait pas tout à fait pas tort, et nous pouvons tous, nous professionnels du tourisme, regretter que l’Afrique soit le continent le plus pauvre, toujours de ce point de vu bien sûr. Re Sic !

Je n’ai donc jamais fait partie de ces directeurs d’ODG (NDLR Organisme de Gestion) (on dit comme ça maintenant) qui faisaient des selfies dans l’avion qui les amenait à la rencontre de TO (NDLR Tour Opérateur) à l’autre bout du monde. D’abord parce que je n’ai jamais considéré que c’était ma mission (et encore moins celles de leur président(e) d’OGD qui les accompagnaient), mais surtout parce que ma logique cartésienne doublée de ma culture sociale, m’encourageaient à accompagner les destinations dans leur organisation touristique et leur stratégie de développement.

Développer la croissance de la consommation de loisirs … par les habitants.

Peut-être aussi que ma formation en géographie quantitative me poussait à démontrer que la croissance du tourisme passerait aussi et surtout par la croissance des loisirs et donc la capacité à mieux faire consommer les destinations par leurs habitants. Pas très compliqué en effet de démontrer que 1% de croissance d’un produit qui pèse 40% de part de marché, valait plus que 10% de croissance d’un produit qui pesait 0,1 % de part de marché ! Je suis sur ce sujet, toujours surpris de voir l’extrême pudeur comptable des dirigeants d’OGD quand il s’agissait, dans les bilans annuels, de mettre les sommes dépensées par marchés au regard de leur poids dans l’activité touristique de la destination…

Je constate donc, avec un certain amusement, qu’il aura fallu des mesures de confinement pour que les habitants de mon petit village d’Auvergne s’aventurent en fin de journée sur le Puy (petit volcan) surplombant le village, et y découvrent une vue à 360° qui leur permet d’embrasser d’un seul regard les Monts Dore à l’Ouest, les Monts Dômes au Nord, les Monts du Forez à l’Est et en se forçant un peu le Mont Aigoual au Sud.

Il aura fallu cette catastrophe sanitaire pour que d’un coup nous nous rendions compte que notre modèle était fragile, que parler de développement touristique sous le seul prisme de son impact économique était forcément réducteur, que ne pas prendre en compte la part du tourisme dans le réchauffement climatique nous amènerait dans le mur, que le déséquilibre des ressources affectées à nos coûteuses actions de marketing sur les marchés lointains et celles affectées à l’accès aux vacances pour tous serait aussi un facteur de déséquilibre social.

Rééquilibrer la balance des paiements française : 2 options, 2 visions.

Je n’ai donc jamais vraiment abondé l’idée que le tourisme devait servir d’alibi à l’équilibre de la balance des paiements de la France, parce que si on reste sur cette seule logique, alors il y a bien d’autres manières de limiter le déséquilibre de cette balance des paiements… à commencer par proposer et développer une offre de loisirs de proximité qui dans sa pratique, limiterait des achats de biens « made in ailleurs ».

Nous ne sommes pas condamnés à soutenir la consommation de ces biens matériels fabriqués en Chine.

Développer l’utilité sociale du tourisme serait de loin la mesure qui permettrait de créer le plus d’emploi dans cette filière.

Dit autrement, on peut améliorer la balance des paiements de la France par des choix de société qui éviteront de creuser son déficit et renforceront la cohésion sociale du pays.

Si évidement il est stratégique de renforcer notre attractivité pour faire venir d’autres touristes que la seule clientèle française dans nos villes sur nos plages ou dans nos montagnes, il est tout aussi stratégique de mieux prendre en compte le poids de la consommation de loisirs dans l’économie touristique de nos destinations. Personnellement, je ne sais pas quelle différence il faudrait faire entre les euros laissés par un Japonais dans un palace à Paris, et les euros laissés par des jeunes dans un camping du littoral. Parce que si à l’évidence notre Japonais laissera plus d’euros en une nuit que nos jeunes en une semaine, il est avéré que ces mêmes jeunes consommeront d’autres loisirs le reste de l’année et que c’est cette consommation répétée qui pèsera le plus dans notre économie.

Nouveau paradigme & chemin pour y aller

Nous avons besoin de trouver un nouvel équilibre dans la définition de nos stratégies touristiques avant de dire comme tout le monde qu’il faudra changer de paradigmes, car c’est un peu facile pour un type comme moi qui est payé par de l’argent public, de dire qu’il faut tout changer sans tenir compte du temps qu’il faudra prendre pour faire évoluer les bases de notre économie touristique.

Rééquilibrer les choses, c’est s’engager dans une vision plus responsable du développement touristique. C’est ne pas construire des plans de sortie de crise avec comme seul objectif de revenir à ce que nous étions avant cette crise.

C’est repenser le tourisme dans sa fonction sociale, repenser les vacances dans ce qu’elles apportent comme rencontres et construisent comme repères en particulier pour les plus jeunes.

Dire que l’économie touristique est résiliente, ce n’est pas juste revenir au modèle passé dont tout le monde semble tout d’un coup dénoncer les limites dans un élan unanime de rupture totale.

L’OMT (NDLR: Organisation Mondiale du Tourisme) dans une publication du 31 mars dernier qui s’intitule #voyagezdemain (*) propose 23 recommandations pour accompagner cette sortie de crise et introduit son rapport par cette phrase tellement banale : « Le tourisme est un important pourvoyeur d’emplois et un secteur vital pour de nombreuses économies à tous les stades du développement ».

Je ne suis pas sûr que ce type d’introduction nous amène très loin. C’est ce qu’on dit tout le temps faute d’idées, faute de vision, faute de volonté pour amorcer le changement, pour faire ce pas de côté qui accompagne les stratégies d’innovations.

Dire que le tourisme c’est de l’économie et de l’emploi c’est un peu court, et j’aurais préféré que l’OMT recense des idées, on va dire plus pratiques, histoire d’orienter et d’engager le débat… et de poser quelques questions toutes simples que certains avaient déjà commencé à poser avant la crise du COVID-19.

Sur l’intérêt par exemple de remettre des trains de nuits pour voyager autrement, sur l’intérêt d’offrir aux jeunes des Pass transport pour visiter leur région, leur pays, leur Europe, sur l’intérêt d’aider les enseignants à faire pratiquer des sports nature à leurs élèves (et de les aider à financer ces pratiques)…

Changer les outils de mesure

Peut-être qu’en abordant le développement touristique sous un angle un peu plus ambitieux, un peu plus différent de ce que les comités Théodule aux accents très centralisateurs nous proposent, et  profiter  du temps de « vacance » que nous impose cette crise pour faire ce pas de côté tant attendu.

Cela renvoie à des enjeux de gouvernance sur lesquels le tourisme français bute depuis bien longtemps, faute d’indicateurs pertinents qui permettraient de mesurer l’impact du tourisme selon d’autres critères que des taux d’occupation, des ranking et des parts de PIB, faute aussi de trop vouloir institutionnaliser cette même gouvernance.

LA question qui se pose à nous, professionnels du tourisme, ne doit pas se limiter à des plans de relance quand bien même ceux-ci auront leur importance, mais plus de définir ce dont nous ne voulons plus à l’avenir et ce que nous devrions inventer qui n’est pas encore.

A cet effet, inspirons nous de cette jolie formule d’Épictète « tout est changement, non pour ne plus être mais pour devenir qui n’est pas encore ». Dans cette première définition de ce qui allait devenir de la prospective, il y a matière dans le champ du tourisme à réfléchir à ce « qui n’est pas encore » pour éviter une fois de plus de colmater les brèches.

Si on veut se donner cette peine, alors oui il faut changer de paradigme en commençant d’un point de vue méthodologique par mesurer l’activité touristique de manière plus ambitieuse.

Je veux bien qu’on nous parle de l’utilité économique du tourisme, mais je rappelle qu’en fin d’année c’est le seul secteur de l’économie qui mesure sa performance dans une unité comptable qui n’est pas une monnaie… mais des nuitées.

Le tourisme, un fait social avant tout.

Dans cette nouvelle manière d’appréhender l’économie du tourisme dans une vision la plus systémique possible qui permettrait de mesurer les effets induits de la croissance de cette activité sur les territoires et leurs populations, alors je prends le pari que beaucoup comprendront que se mobiliser pour améliorer le taux de départ en vacances de la population nationale et régionale offrira bien plus de perspectives de développement que cette course à l’internationalisation dans laquelle on voudrait nous enfermer.

Prenons le temps de débattre, prenons le temps de lancer des idées, prenons le temps de nous opposer sur notre vision du tourisme, de nous engueuler peut-être, mais prenons le temps d’accepter que le tourisme c’est d’abord un fait social, un acquis social.

Plus cet acquis social sera partagé, plus nous gagnerons du temps libéré en opposition au temps contraint, (et de ce point de vue la question du partage du travail s’imposera très vite comme le sujet prioritaire de sortie de crise), plus nous réfléchirons à l’utilité sociale du tourisme, plus nous serons en capacité de créer des emplois ; et donc de relancer ce secteur d’économie sur des fondations solides, durables et surtout beaucoup plus RESPONSABLES !

Lectures complémentaires

Le [fameux] rapport de l’OMT

L’article de HBR Le temps du leadership